Errance...

Dans la terre sèche s'imprimaient en rythme des pas dont la rudesse laissait des traces profondes. Il s'agissait de deux bottes noires, qui se croisaient au fur et à mesure de l'avancée. Une sorte de voile noir, tel celui qu'utilisait les habitants du déserts pour protéger leurs membres des rayons meurtriers du soleil, recouvrait la jeune fille, ne montrant que son visage aux joues rougies par la chaleur.

Cele ne faisait pas si longtemps que Magda avait assisté à une scène des plus singulières, une Daemon s'était vue investie par une âme neuve et impitoyable pour la sinistre créature. Depuis Lavernne restait introuvable. La fossoyeuse ne s'était pas risquée parmi les daemons, mais elle avait fini par mener une petite enquête pour apprendre que la semi-vampire avait fui...

Et elle embrassait la terre, ce devait être l'étreinte la plus chaude qui lui serait donné de ressentir. Magda s'avança sans un sourire. C'était une vision pleine de misère.

"Voilà donc ce qu'on appelle couramment une chute."

Elle était arrivée auprès de la daemon, et ses pas longèrent son corps étalé sur la poussière.

"Finis, donc, finis ces moments délicieux où tu imposais ta loi, la roue a tourné..."

Elle se planta face à elle et la toisa de toute sa hauteur, avant de sortir de dessous ses étoffes une gourde remplie d'eau, et elle la lui présenta, mais sans manifester l'envie de la lui tendre.

Dans son sommeil, Lavernne avait perçu le bruit des pas de la fossoyeuse. Ils étaient comme autant de coups de tambour qui annonçait l'exécution du prisonnier. Elle fut tirée de ses songes mais n'ouvrit pas tout de suite les yeux. C'est lorsque l'ombre, provoquée par le passage de Magda devant le soleil, traversa furtivement son visage, qu'elle ouvrit un oeil pour observer ce visage qui la fixait dans toute sa déchéance. Reconnaissant la voix et les traits de Magda, elle referma les yeux, comme dans l'espoir que, quand elle les rouvrirait, la fossoyeuse serait partie. Mais il n'en fut rien.

Elle rouvrit les yeux, plissés sous la lumière du soleil. Elle ne voyait la fossoyeuse qu'à travers un rideau aveuglant. Elle déglutit ; sa gorge était sèche, remplie de poussière qui brûlait sa trachée. Ses yeux se posèrent alors sur la gourde... puis remontèrent un peu plus haut, au niveau de ce poignet sous lequel frétillaient quelques veines gorgées de sang.

" Les charognards, par contre, sont toujours là pour venir observer la déconfiture de leurs ennemis... " dit elle péniblement.

Sa voix était légèrement éraillée et sa gorge lui brûlait plus vivement encore lorsqu'elle parlait. Sa langue se serait presque collée à son palais tant elle était sèche. Un mince sourire, amer mais ironique, se dessina sur ses lèvres pâles.

Elle fit rouler sa tête successivement de gauche à droite, comme prise de délire. Mais au prix d'un ultime effort, elle parvint à se redresser pour se retrouver à genoux devant Magda.

" Je n'aime pas cette stupide rumeur qui dise que les vampires dorment dans des cerceuils, mais pour le coup, si tu me proposais un de ta confection, je ne saurai refuser... "

Elle toussa comme une perdue, exhalant la poussière collée à ses poumons. Un rideau de cheveux rouge feu masquait son visage baissé. Son oreille était vivement titillée par le bruit régulier du sang circulant dans le corps de Magda. Et son âme lui interdisait de tenter quoi que ce soit à son encontre...

Le regard en pente de Magda se plissa devant cette vue déplorable. Elle était loin la Daemon qui avait failli abuser d'elle un soir dans la crypte. Qu'est-ce qui l'empêcherait de lui trancher la gorge d'un coup de faux ? Le fait que cela lui apporterait la libération. Visiblement, Lavernne vivait très mal la venue de cette âme dans son esprit tordu par le vice, et le tourment ne faisait que commencer.

Sans prendre la peine de lui répondre, lui signifiant une bonne part de mépris, Magda ouvrit sa gourde et la déversa sur la tête de la rouquine :

"Tu m'excuseras, je n'étais pas assez généreuse pour t'apporter du sang... Tu devras te contenter de la bonne et vieille H2O...."

La dernière goutte tomba, et les yeux de Magda semblèrent s'élargir, comme en signe d'innocence, mais c'était de la pure hypocrisie. Nulle gentillesse ou compassion ne guidait ses gestes en cet instant, elle ne savait pas pourquoi elle était là. Non pas qu'elle ait eu envie de faire souffrir Lavernne davantage... Mais voir cette force de la nature à genoux... Oh, c'était donc de la curiosité ? Cette lueur dans ses yeux violets avides d'en voir davantage. Perséphone avait un sens de la vengeance qu'elle n'avait pas à envier à Elbereth...

"Rien que lorsque je l'ai vue... Je parle de cette âme qui s'agite en toi à présent... Rien que lorsque je l'ai vue je suis partie dans un sommeil profond. Mais toi, tu la portes en ton sein, tu la supportes..."

murmura-t-elle, comme fascinée par cette pensée, et son visage prit enfin un air plus doux, mais c'était parce que le plaisir que lui procurait cette bizarrerie avait pour un temps muselé sa hargne.

La garce ! L'eau deversé sur elle ne lui fut d'aucun effet, elle aurait largement préféré se désaltérer. Mais Magda semblait prendre une petite vengeance pour ce qu'elle lui avait fait auparavant. Une vengeance méritée, au fond... Elle s'était montrée très peu galante avec elle. Même si ce n'est pas ce qu'elle avait fait de pire, elle en était...

" ... désolée... "

Elle leva les yeux vers elle. Son regard délavé était un mélange d'amertume, de rancoeur, de mélancolie, de regret... un véritable magma émotionnel où il était même difficile de discerner toutes ces nuances. C'était un regard brûlant, fièvreux, maladif. Un regard qui luttait pour conserver un semblant de dignité quand le sort l'en avait totalement déposédée.

" Si ça te fascine tant que ça, je te le filerai volontiers... "

De nouveau, elle fut prise d'une quinte de toux. Elle songea avec ironie que ces poumons devaient être fossilisés par toute la poussière inhalée. Et pas une goutte d'eau pour échapper à cette brûlure dans sa gorge. Il restait bien une solution pourtant, mais une partie d'elle ne pouvait s'y résoudre. Elle eut soudain un déclic : peut-être que si elle vidait Magda de son sang, cette maudite âme s'en irait ? Peut-être ses scrupules et ses remords se dissiperaient ?

Comme ragaillardie par cette idée, elle fit un nouvel effort pour se remettre debout et faire face à Magda. Elle plongea son regard dans le sien, entre défi et supplique.

" De toute façon, si je te disais que j'étais désolée pour ce que je fais, ça ne changerait rien pour toi, pas vrai ? Même si je suis bien obligée de le penser... Mais songe tout de même que tu ne fais pas partie de ce que j'ai le plus meurtris... "

Sa voix était faible et son ton était presque résolu, s'attendant clairement à ce que Magda continue de déverser son mépris sur elle. Elle l'acceptait comme une pénitence. Mais pour elle, ce n'était encore pas assez... Magda aurait pu lui cracher à la figure, la battre à mort, la larder de coups de faux... Cela aurait été encore trop faible pour qu'elle puisse prétendre se racheter...

Magda avait agi comme une petite crapule. Ses souvenirs le reliant à la semi-vampire ne lui avait pas inspiré une conduite plus douce. Mais en finalité elle tendit sa main vers le sol, et une pousse verte jaillit entre les interstices desséchées, et bientôt une plante forte et droite monta. Au fur et à mesure sa tige s'agrémentait de petites feuilles qui s'élargissaient. Et à son sommet une protubérance végétale se formait, jusqu'à s'ouvrir en un fruit rond et vert. Magda s'en saisit : lorsqu'elle eut arraché le fruit, la plante mourrut et se ratatina jusqu'à n'être plus qu'un peu de poussière sur la terre déjà nébuleuse...

"Tu ne fais pas partie non plus de ceux qui m'ont le plus meurtrie..."

répondit Magda avec un air austère. Comment pourrait-on rivaliser avec la folle statue, cruelle et dure, qui lui avait servi de mère ? Et toutes les épreuves qu'elle avait traversé à cause de la famille de son père biologique ? La fossoyeuse avait mis un long moment avant de se réveiller, avant de comprendre ce qui était réellement important pour elle. Mais elle gardait au coeur une blessure profonde, celle que tous les enfants sans amour arborent comme une croix. Malgré toute l'attention et toute la tendresse qu'elle pouvait recevoir de son père, de sa cousine, de son amant, elle n'oublierait jamais ces 6 premières années de son existence où elle avait été aussi aimée qu'un chien galleux.

Magda tendit alors le fruit à son ennemie :

"Sa membrane est souple, croque dedans... Il est gorgé d'eau."

Magda bomba la paume de sa main pour que le fruit roule et échoue entre les doigts de la semi-vampire. Ses yeux semblaient des cieux de nuit obscures, ses lèvres s'étaient pétrifiées en un rictus neutre, sans joie ni haine, elle fit cligner ses longs cils pointus comme des aiguilles.

"Il n'est pas empoisonné."

murmura-t-elle simplement, et elle disait vrai. Elle n'aurait aucune gloire à employer ce genre de traîtrise. L'art de Juda demandait des circonstances particulières, en pareil moment une telle entreprise serait seulement d'un grotesque et d'une vulgarité à faire peur aux pires goules des Enfers.

Le regard de Magda se fit plus sévère, elle releva la tête avec tout ce que son coeur renfermait de mépris, une colère sourde commençait à vibrer au fond d'elle.

"Sais-tu que j'en viens à me dire que Perséphone t'a fait en finalité un présent inestimable ? Tandis que je te parle, je n'ai plus l'impression d'avoir affaire à une créature pleine de vide, un être de néant, inutile et misérable, je te sens vivre. J'ai presque envie de tendre ma main pour la poser sur les veines de ton poignet pour sentir cette vie couler en toi."

Elle poussa un soupir désabusé :

"Autrefois tes paroles m'auraient paru sans saveur, et sans importance, mais à présent, mes oreilles se tendent d'elle-même pour t'écouter même si tu ne dis rien, c'est un comble !"

Comme Lavernne avait changé... De même qu'elle venait de le dire, elle n'était plus un objet... mais un sujet.

Lavernne saisit le fruit et mordit timidement dedans. Non pas qu'elle avait des doutes, mais elle voulait savourer la fraîcheur qui se répandait peu à peu dans sa bouche, dans sa gorge et jusque dans ses plus infimes fibres qui souffraient de cette soif.

Elle leva les yeux vers Magda, et sans qu'elle ne le sache, il y avait de la gratitude dans ce regard. La fraîcheur de l'eau contenu dans le fruit semblait lui redonner un peu de vie. Et elle fut soulagée de se rendre compte qu'elle n'éprouvait plus le besoin d'apaiser sa soif à la gorge de la fossyeuse. Elle n'y serait pas parvenue, de toute manière. Les lèvres humides, elle y passa sa langue pour ne pas perdre une goutte de ce nectar salvateur.

" Tu ne me... détestes pas ? " demanda t elle avec étonnement.

" J'aurai pensé que tu ne m'accordes aucune importance, après tout ce que j'ai fait... Je crois que... que moi je m déteste... "

Elle mordit avec un peu plus d'avidité dans le bruit, le vidant peu à peu de toute son eau. Alors que sa gorge se sentait apaisée, elle reprenait peu à peu ce goût, cette envie de vivre... Elle se rendait compte que, même si elle n'estimait pas sa vie, elle était attachée à son existence.

Elle bougea pour s'assoir en tailleur. Le regard dans le vague, elle réfléchissait.

" Comment vous pouvez vivre avec le poids de vos sentiments ? Comment vous faîtes pour supporter une telle douleur... à l'intérieur ? "

Magda avait croisé les bras devant ce spectacle singulier : une vampire qui se repètre d'un simple fruit. Jusque dans sa gestuelle elle avait changé, et ses paroles ne détrompaient pas cette impression. La jeune fossoyeuse n'aurait jamais cru qu'une simple âme ait pu faire cela... Et pourtant, elle avait eu des conséquences miraculeuses. Toutes ces notions de coeur, d'âme, étaient complexes, et finallement il était dur de déterminer ce qui formait réellement le souffle vital, celui qui fait rire et pleurer...

"Je ne t'aime pas, mais je ne déteste pas pour autant..." lui répondit Magda.

"Je ne parlerais pas d'indifférence cependant, c'est un mot péjoratif, j'évoquerais la neutralité plutôt. Il y a des cas où mon coeur ne se prononce pas, et je n'ai pas à le forcer..."

Lavernne avait fini par s'assoir, mais Magda n'en fit pas de même, elle préféra rester debout. Elle avait chaud et avait besoin de marcher légèrement.

"Cette douleur nous fait vivre. Tu connais l'expression "Heureux les simples d'esprit, le royaume des cieux leur appartient" ? Il y a bien des gens qui n'ont pas cette douleur en permanence, mais ils ne feront rien de leur vie. Ils seront à peine plus importants que des animaux. C'est parce que nous souffrons que nous profitons des instants de bonheur, et que nous nous battons pour les connaître..."

Lavernne l'écoutait avec attention, comme si ses paroles pouvaient lui offrir la clé pour oublier ses sentiments. Elle semblait vouloir vider le fruit jusqu'à sa dernière goute. Mais bientôt, ce ne fut plus qu'une pelure aussi ramolie qu'un pneu crevé. Elle lacera un peu la peau du bout des ongles tout en réfléchissant aux mots de la fossoyeuse.

" Ca me paraît bizarre... Aimer souffrir, ce n'est pas un peu du masochisme ? "

Elle leva les yeux vers Magda et un sourire se peint au coin de ses lèvres. Mais pas un sourire sournois comme elle en avait l'habitude... avant... Un sourire amusé mêlé d'amertume.

" Je me suis souvent demandé ce que ça pouvait faire d'avoir des sentiments... Je ne dirai pas que ça me manquait - comment quelque chose qu'on a jamais eu pourrait nous manquer ? Mais j'étais... curieuse... J'ai vu tellement de visages gravés de tellement d'expressions... Pour tout te dire, ça m'intriguait vraiment de savoir ce qui pouvait bien provoquer de telles réactions... Je me demandais comment... le mécanisme des sentiments marchait... qu'est-ce que les humains ressentaient au fond d'eux pour s'aimer, se détester, avoir peur ou être heureux... "

Son sourire s'affadit, elle rebaissa les yeux sur son fruit.

" Je crois qu'on peut parler d'ironie du sort, hein ? "